Sylviane Vayaboury

Auteure

Elle est née à Cayenne en 1960. Son parcours jalonné de ruptures et de chocs sur le chemin triangulaire Antilles-Guyane-France lui inspire un premier roman à résonance autobiographique, Rue Lallouette prolongée, paru aux Editions L’Harmattan (juin 2006).

En 2010, elle écrit La Crique paru chez le même éditeur, un roman sur l’interculturalité et l’exclusion qui nous immerge dans un quartier emblématique de Cayenne. Elle est également co-auteure de l’anthologie de Nouvelles Brèves de savane publiée chez Ibis Rouge en 2011.

Littéraire de formation, elle enseigne actuellement en milieu spécialisé auprès d’élèves porteurs de handicap tout en poursuivant son engagement littéraire, dont l’enfance, ses ruptures, ses interrogations dessinent la trame inexorable.

Garçon de famille Nous étions là à siroter un punch passion, généreusement servi par le barman. Auberge de l’île Royale. Juste avant, Ana venait de redessiner, de ses doigts potelés, les contours de ces énormes fontaines à contenance de punchs variés : pommes d’amour, pommes de rosa… exhibés sur comptoir.

Puis ses yeux s’étaient figés sur ce punch passion, petits fruits sphériques d’un jaune doré au rhum et sirop de canne ambré. J’étais là à penser, les yeux rivés, huile sur toile apposée sur ce mur d’éveil historique. Et dire que Casimir Prénéfato s’était donné tant de mal ! Deux décennies durant, cette œuvre de l’artiste bagnard, siégée sur le mur de notre maison familiale, là-bas, plus loin sur le continent, sombrée dans le plus pur anonymat. J’en tenais pour responsable ce silence sur l’Histoire.

Du coup, ce qui était apparu comme une vulgaire savate chinoise de couleur morbide à mes yeux juvéniles n’était autre que l’île Royale peinte huile sur toile 33,5 cm x 68 cm. À l’âge des apprentissages fondamentaux, la savate avait connu les assauts de mes lectures répétées : île Royale (Guyane Française) 1940. Puis, le nom de l’artiste, évadé des contours de la toile, s’était évanoui en un dernier exil jusqu’à la rencontre avec Joe, grand passionné de l’Histoire du bagne : C’est bien un Prénéfato, m’avait-il confirmé, comparant avec les toiles en sa possession. Vois ces caractères, les lettres tirées au cordeau… Replongée dans les méandres de l’Histoire, j’étais là à penser les yeux convergeant sur le tatouage du matricule 17329. Projetée dans une satisfaction d’évasion où s’étalait distinctement cette trace visible sur son bras un «oiseau de mer sur branche, nid, oiseau au vol» et sur le poignet gauche «AMOR».

C’est juste à ce moment-là qu’un homme de blanc vêtu, les cheveux en bataille, est entré dans la salle principale de l’Auberge des îles. Je résistai à l’invasion d’images de corps tatoués de bagnards possédés, mon regard soudain happé par une identité nouvelle. L’homme ne s’est pas dirigé au bar, il ne s’est pas non plus attardé sur les spectaculaires tableaux de Lagrange. Pas de Règlement de compte à la loyale ni même un détour sur L’îlot des lépreux. Peut-être, avait-il déjà pris le temps de s’intéresser à l’originalité et à la singularité des œuvres de cet autre artiste bagnard.

Ce soir dans un décor de vestiges restaurés, l’homme en blanc s’est installé au piano et nous transporte sur des notes jazzy de Keith Jarret, Herbie Hancock et Duke Ellington, Caravan, In a sentimental mood, Sophisticated Lady… L’ami qui l’accompagne s’est assis à ses côtés, un ti punch à la main. Un autre arrive, celui qu’il lui a commandé. Je ne pense plus à rien, je n’entends même plus Ana en ses questions redondantes : Il joue bien le monsieur, hein Ella, il joue bien le monsieur hein, est-ce que tu trouves qu’il joue bien ?

Dix fois après, je lui réponds enfin qu’il joue bien, très bien même. Je ne sais même plus pourquoi je suis ici aujourd’hui mais ça va me revenir. Il suffira peut-être qu’il me regarde. Mais l’homme en blanc ne regarde personne, même pas son ami qui lui tend enfin le verre. Il a joué une heure durant dans ce décor foisonnant de mille mots de terre de la grande punition à l’enfer vert. Quand il s’arrête sous les applaudissements de ceux qui sont venus ici avec nulle autre joie que de fêter ce dernier jour de l’année, je me souviens enfin que je suis ici avec ma sœur Ana parce que j’ai promis à maman de toujours veiller sur elle.

Exhibition de l’invicible Edition Orphie